TRIBUNE. « Contre le dévoiement de la pensée critique, il faut promouvoir le raisonnement critique »
Par Helen Lee Bouygues, Présidente de la Fondation Reboot
Parution le 30/09/2022
Illustration de l'allégorie de la caverne de Platon, par Plato’s Republic
Le déploiement rapide de campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine illustre la nécessité d’un renforcement de l’éducation au raisonnement critique.
Voici la tribune d’Helen Lee Bouygues :« Je ne crois plus à ce que me disent les médias… », « les politiques nous mentent, je ne les écoute même plus… », « tu crois vraiment ce qui est écrit dans cette étude ? » : ces remarques, si vous vivez dans la France de 2022, vous les avez certainement déjà entendues. Parfois même dans la bouche de certaines personnes que vous ne pouvez soupçonner d’être complotistes : trop éduquées, rationnelles, informées !
Et pourtant, parmi elles aussi, le doute s’installe. Faut-il vraiment tout prendre pour argent comptant ? Ne peut-on rien remettre en question ? Cela fait-il, déjà, d’elles des complotistes, ou juste des personnes qui portent un regard critique sur les informations qui lui parviennent et le monde qui les entoure ?
Dans sa dernière enquête annuelle menée aux États-Unis entre les mois de mai et de juin 2022, la Fondation Reboot met en évidence le lien clair entre l’alphabétisation scientifique et la porosité aux théories du complot. Près du quart des répondant à l’étude reconnaissait ainsi croire en une théorie du complot, telles que la conviction que le réchauffement climatique est une conspiration de la gauche américaine pour affaiblir l’économie nationale. Les répondants à l’enquête ayant bénéficié d’un plus haut niveau d’instruction scientifique, quant à eux, étaient entre 26 et 40% moins sensibles à ces théories du complot.
Au-delà de ce lien de corrélation, qui doit être intégré dans un questionnement plus général de tous à l’instruction et à l’information – ce qui, nous l’espérons, sera pleinement fait lors des États généraux de l’accès à l’information organisés à l’automne par le ministère de la Culture – l’étude fait également apparaitre clairement les portes d’entrée vers le complotisme.
Dans les faits, de nombreux complotistes se revendiquent désormais d’une « pensée critique » sur les informations qui leur parviennent, y compris lorsqu’ils n’ont, a priori, aucune connaissance sur le sujet. Ces « penseurs critiques » ou critical thinker dans notre enquête, ont ainsi 63% de chance supplémentaire de croire aux théories du complot. Dans ce cadre, le « complot » devient une simple dérive de la « critique », le refus de croire à une réalité « trop évidente » pour être honnête et qui, dès lors, doit être remise en question. « La vérité est ailleurs », disait X-Files.
Les motivations, si l’on peut parler ainsi, de cette pensée critique sont nombreuses, et deviennent de mieux en mieux documentées par la recherche et les études de la Fondation Reboot : la sensation d’impuissance vis-à-vis des événements qui définissent la marche du monde, la perte de repères politiques, une « infobésité » de piètre qualité, notamment via les réseaux sociaux, qui ne fait finalement qu’envoyer des signaux contradictoires, etc.
Soyons clairs : nous ne devons remettre en cause la pensée critique, mais combattre sa transformation progressive en un soupçon généralisé, cette pulsion d’individualisation contre une pensée dominante répandue par les moutons de panurge.
Charge à nous, désormais, de réinscrire la critique – à la mode donc dans nos sociétés occidentales – dans sa dimension la plus positive, celle porteuse de progrès et d’émancipation réelle pour les individus. L’introduction du raisonnement critique pour tous et ce dès le plus jeune âge est un moyen de se prémunir de ce dévoiement de la critique, et préparer les citoyens à l’environnement médiatique moderne.
Cette initiative à l’école doit évidemment être complétée de nouvelles actions des médias pour retisser du lien avec les populations : expliquer un raisonnement, donner des éléments factuels, consacrer du temps à des questions qui ne sont plus annexes. Cette réappropriation du champ de la critique est un élément essentiel pour la vitalité de nos démocraties. De ce côté de l’Atlantique comme sur l’autre.
Article initialement paru sur LeJournalduDimanche