Position de la Fondation Reboot sur la proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et lutter contre la haine en ligne
La Fondation Reboot est engagée depuis 2018 pour la promotion du raisonnement critique. Elle conduit des études scientifiques aux États-Unis et en France sur les effets des médias sociaux sur la jeunesse, ce qui l’a conduit à développer un plaidoyer autour deux axes : le renforcement de l’éducation au raisonnement critique et la régulation des plateformes.
Dans le cadre de l’examen de PPL visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, la Fondation Reboot a souhaité analyser les propositions à l’aune de son expérience aux États-Unis et a interrogé les Français [1] sur les mesures que les pouvoirs publics pourraient prendre pour lutter plus efficacement sur les effets des réseaux sociaux auprès des jeunes.
Il ressort de cette analyse que les mesures proposées par M. Marcangeli (1) vont dans le bon sens et qu’elles sont largement soutenues par les Français. Toutefois, des propositions plus ambitieuses mériteraient d’être examinées à l’occasion du débat en séance publique à destination des jeunes (2) et auprès de l’ensemble de la population (3) pour permettre une lutte plus efficace contre les effets néfastes des réseaux sociaux, qu’il s’agisse des effets sur la santé mentale ou la désinformation.
1) Les propositions de M. Laurent Marcangeli :
A) Interdiction aux adolescents de moins de 15 ans de s’inscrire sur un média social sans l’autorisation de leurs parents. Les plateformes seraient tenues de faire respecter cette restriction d’âge.
Notre position : si la Fondation Reboot soutient le relèvement de l’âge minimum de 13 à 15 ans, la fondation recommande une interdiction stricte de l’utilisation des médias sociaux par les moins de 16 ans, indépendamment du consentement parental. De la même manière qu’une preuve d’âge est exigée pour l’achat de cigarettes ou d’alcool, les réseaux sociaux devraient vérifier l’identité et l’âge de leurs utilisateurs.
Notre raisonnement :
• Les chercheurs ont constaté [2] (et la plupart des parents peuvent le vérifier) que les restrictions d’âge actuelles sont inefficaces car n’importe qui peut les contourner sur la plupart des plateformes en mentant simplement sur son âge.
• Ces restrictions inefficaces exposent les enfants au cyber-harcèlement, et aux effets néfastes des réseaux sociaux sur la santé mentale.
• La limitation d’âge pour l’accès aux produits addictifs [3] a été efficace par le passé (la consommation d’alcool chez les jeunes adultes âgés de 18 à 20 ans a chuté de 19 points de pourcentage au cours des cinq années qui ont suivi le relèvement de l’âge légal de consommation à 21 ans aux États-Unis).
• Les plateformes de médias sociaux ne sont pas dignes de confiance en ce qui concerne l’utilisation illégale et inappropriée des données des enfants :
- En septembre 2022, une violation de la confidentialité des données des enfants chez Instagram a entraîné une amende de 400 millions de dollars (américains) [4] en vertu du règlement général sur la protection des données de l’UE.
- Il a deux ans aux États-Unis, TikTok a payé 92 millions de dollars (dollars américains) [5] pour régler un litige concernant la collecte inappropriée par l’entreprise de données personnelles d’enfants, dont certains n’avaient que 6 ans.
L’avis des Français :
77% des Français sont favorables au relèvement à 15 ans (contre 13 ans actuellement) de l’âge à partir duquel un enfant a le droit de s’inscrire et d’utiliser les réseaux sociaux.
B) Demande au gouvernement français de réaliser une étude approfondie et un rapport sur les conséquences et les effets des usages des médias sociaux sur les jeunes, en particulier les mineurs.
Notre position : La Fondation Reboot soutient cette recommandation. Si, à ce jour, il n’y a pas eu d’études approfondies sur les impacts des médias sociaux sur la jeunesse française, plusieurs ont été menées à travers l’UE et ont fait état de résultats affligeants. La Fondation recommande en outre que les entreprises de médias sociaux soient tenues de financer ces recherches.
Notre raisonnement :
• Des études menées en Grande-Bretagne [7], en Espagne [7] et en Écosse [8] ont établi un lien entre les médias sociaux et l’augmentation de l’agressivité, de l’anxiété, de la détresse psychologique et des pensées suicidaires chez les jeunes âgés de 11 à 16 ans.
• Pour mieux comprendre comment la culture, les normes sociétales, les systèmes éducatifs et d’autres facteurs uniques d’un pays influencent les jeunes en ligne, il est important d’entreprendre des recherches sur nos propres jeunes.
• Il est important que les entreprises de médias sociaux comprennent la gravité de cette question. En les obligeant à financer la recherche et à y participer, il leur sera plus difficile de rejeter les résultats.
L’avis des Français :
85% des Français sont favorable au lancement d’une grande étude gouvernementale pour mesurer les risques que l’usage des réseaux sociaux fait encourir pour la santé mentale des jeunes 82% des Français sont favorables à ce qu’on oblige les plateformes de réseaux sociaux à financer des études menées par des scientifiques sur l’impact de leur utilisation par les jeunes.
C) Obligation des plateformes de répondre à une demande du gouvernement ou à une enquête sur une violation de cette nouvelle réglementation. Les plateformes qui ne répondent pas dans les 48 heures pourraient se voir infliger une amende pouvant atteindre 1 % des bénéfices mondiaux.
Notre position : la Fondation Reboot est favorable à une responsabilisation rigoureuse des entreprises de médias sociaux, et des amendes comme celle-ci nous semble une bonne manière d’ouvrir le débat.
Notre raisonnement :
• Comme la plupart des entreprises, les plateformes de médias sociaux sont principalement motivées par les profits.
• Attacher la responsabilité à ce que les entreprises valorisent le plus – les revenus et les profits – est le moyen le plus rapide d’amener les plateformes à se conformer à ces nouvelles règles et réglementations.
• Par exemple, les amendes élevées infligées [9] aux pollueurs au Royaume-Uni ont permis de réduire les infractions et d’augmenter le nombre d’autodéclarations des contrevenants.
• En outre, les amendes doivent être suffisamment élevées pour encourager les plateformes à effectuer les changements requis. Si le coût de l’amende est inférieur au coût de la mise en oeuvre des changements, les entreprises choisiront probablement de simplement payer l’amende.
2) Les propositions de la Fondation Reboot pour mieux protéger les jeunes
a) Interdiction aux plateformes numériques de recommander à leurs utilisateurs des contenus (ou de comptes spécifiques) proposés en fonction de leur profil et/ou de leurs recherches passées pour les enfants de moins de 16 ans
Notre raisonnement :
• Les annonceurs numériques ciblent les consommateurs en collectant et en organisant leurs données sur plusieurs plateformes afin d’identifier leurs intérêts, leurs données démographiques, leurs styles de vie et leurs historiques d’achat.
• Les entreprises qui ciblent les enfants avec des publicités numériques sont donc incitées à rechercher, récolter, analyser et stocker ces données sur les mineurs afin de maximiser l’efficacité de leur publicité.
• Le DSA interdit la collecte de données sur les enfants [10], il est donc logique d’interdire également l’utilisation des données des enfants.
• Les algorithmes sont conçus pour faciliter un engagement toujours plus grand des utilisateurs. En d’autres termes, ils sont conçus pour que les utilisateurs continuent à faire défiler l’application.
• Cette ingénierie de la dépendance est particulièrement dangereuse pour les enfants, car l’augmentation du temps d’écran est corrélée à des taux plus élevés d’obésité, de dépression [11], de troubles du sommeil [12] et d’autres problèmes psychologiques.
L’avis des Français :
75% des Français souhaitent interdire aux plateformes numériques de recommander à leurs utilisateurs des contenus (ou de comptes spécifiques) proposés en fonction de leur profil et/ou de leurs recherches passées.
b) Interdiction de la publicité numérique à toute personne âgée de moins de 16 ans [13]
Notre raisonnement :
• Une interdiction numérique ne serait que l’extension d’une pratique actuelle, communément acceptée, car les gouvernements protègent depuis longtemps les enfants contre les pratiques publicitaires trompeuses ou mensongères.
• Avant l’âge de 8 ans, les enfants sont souvent incapables de faire la distinction entre la publicité et le contenu non commercial ou éducatif [14], et ils ont donc besoin d’une protection spéciale.
• Les défenseurs de l’enfance et certains chercheurs estiment que le marketing destiné aux enfants [15] créé des habitudes malsaines, perpétue les stéréotypes de genre, encourage le matérialisme et provoque des perturbations familiales.
L’avis des Français :
85% des Français souhaitent Interdire aux plateformes numériques de faire de la publicité visant les jeunes âgés de moins de 15 ans
3) Les propositions de la Fondation Reboot de portée générale
a) Restrictions publicitaires sur les sites qui ont été documentés comme diffuseurs de désinformations, de théories du complot ou de discours de haine.
Notre raisonnement :
• Les chercheurs en désinformation ont déterminé que, bien souvent, les campagnes de désinformation peuvent remonter à une poignée d’utilisateurs de médias sociaux.
- Par exemple, ils ont constaté que 65% de tout le contenu anti-vaccin sur les médias sociaux provenait de seulement 12 utilisateurs [16]. De même, aux États-Unis, un petit nombre de comptes de médias sociaux a eu une énorme influence sur la diffusion de fausses informations concernant l’élection présidentielle de 2020 [17].
• Ces diffuseurs de fausses informations très influents sont appelés “super-diffuseurs”.
• En rendant impossible ou plus difficile pour les “super-diffuseurs” de tirer profit de leur travail, le gouvernement pourrait faire un pas important vers l’élimination de la désinformation en ligne.
• Au-delà de la désinformation, les plateformes qui encouragent les discours de haine, les théories du complot et d’autres formes dangereuses de communication doivent être pareillement interdites de tirer profit de leurs actions.
• Aux États-Unis, le site web InfoWars était connu pour avoir pour avoir propagé des conspirations sans fondement sur un certain nombre de questions politiques et sociétales dans ce pays. Lors d’un récent procès, il a été révélé qu’InfoWars gagnait près d’un million de dollars par jour grâce à la publicité et aux parrainages d’entreprises [18].
• La France doit adopter une position ferme selon laquelle le fait de tirer profit de ces types de communications nuisibles est inacceptable.
b) Mise en place de message d’avertissement sur les plateformes de médias sociaux pour informer les utilisateurs des dangers d’une utilisation excessive et d’une éventuelle dépendance.
Notre raisonnement :
• Il est courant d’exiger des messages d’avertissement sur les produits du tabac et de l’alcool, et aux États-Unis, des étiquettes et des publicités de service public sont exigées des plateformes de jeux en ligne.
• Il ressort clairement de nos recherches, et de celles d’autres spécialistes en sciences sociales, que les utilisateurs de médias sociaux présentent souvent des habitudes d’utilisation, des caractéristiques et des comportements similaires à ceux des personnes souffrant de dépendance [19].
• En outre, les sites de médias sociaux reconnaissent qu’ils conçoivent leurs interfaces de manière à créer une dépendance, l’un d’entre eux qualifiant son invention de “cocaïne comportementale” [20].
• Cela n’est pas sans rappeler la façon dont les fabricants de tabac ont manipulé leurs produits pour accroître la dépendance et augmenter les revenus, et nous devrions donc traiter les médias sociaux comme nous le faisons pour les autres entreprises qui vendent des produits addictifs.
L’avis des Français :
78% des Français souhaitent obliger les plateformes de réseaux sociaux à afficher à chaque consultation un message d’avertissement sur les risques que leur usage fait courir pour la santé mentale de leurs utilisateurs.
c) Obliger les plateformes de supprimer les comptes certifiés ou vérifiés qui diffusent des informations erronées, de la désinformation, des théories du complot ou des discours de haine.
Notre raisonnement :
• Les comptes de médias sociaux qui ont été “vérifiés” ou authentifiés par une plateforme devraient être tenus à une norme plus élevée qu’un utilisateur privé typique.
• Les comptes vérifiés sont synonymes de confiance et de respectabilité car l’identité de leurs utilisateurs ou des marques associées a été vérifiée par la plateforme.
• Selon, une enquête des Fondation Reboot et Jean-Jaurès, 49% des jeunes français de 11 à 25 ans pensent qu’un profil certifié signifie que la personne est experte
• Par conséquent, les utilisateurs accordent souvent une confiance accrue aux informations provenant des comptes vérifiés.
• Comme les comptes vérifiés ont souvent un grand nombre d’adeptes, ils ont un grand potentiel pour fonctionner comme des “super-diffuseurs”, comme décrit ci-dessus.
• Les plateformes de médias sociaux ont le devoir de marginaliser les “super-diffuseurs”, et cela est doublement vrai pour les comptes qu’elles ont vérifiés et auxquels elles ont donné un certain niveau de respectabilité.
L’avis des Français :
86% des Français souhaitent obliger les titulaires de comptes certifiés à ne pas propager des fausses informations (ex : fakes news) et bannir les titulaires des comptes certifiés qui en diffusent
[3]* https://www.cdc.gov/alcohol/fact-sheets/minimum-legal-drinking-age.htm
[4]* https://techcrunch.com/2022/09/05/instagram-gdpr-fine-childrens-privacy
[6]* https://www.nytimes.com/2022/03/28/science/social-media-teens-mental-health.html
[8]* https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/27294324/
[10]* https://www.weforum.org/agenda/2022/06/eu-digital-service-act-how-it-will-safeguard-children-online/
[12]* https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7983588/
[13]* La Fondation Reboot recommande d’une manière générale des restrictions d’accès pour les jeunes de moins de 16 ans mais pour des raisons de clarté et de concordance avec la proposition de loi, la Fondation a testé avec l’IFOP la position des Français sur des restrictions d’accès et de publicité pour les enfants de moins de 16 ans.
[14]* https://www.apa.org/pubs/reports/advertising-children
[16]* https://counterhate.com/research/the-disinformation-dozen/
[17]* https://www.nytimes.com/2020/11/23/technology/election-misinformation-facebook-twitter.html
[18]* https://www.nytimes.com/2022/08/05/us/alex-jones-finances.html
[19]* https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0165032721006480