Le plaidoyer de la Fondation Reboot

Janvier 2022

La Fondation Reboot travaille à la promotion du raisonnement critique dans la société depuis 2018. À ce titre, elle a conçu des guides à destination des parents et des enseignants en vue de développer l’éducation au raisonnement permettant d’exercer son esprit critique. Ces travaux s’appuient sur des recherches universitaires pluridisciplinaires en France et aux États-Unis, initiées par la Fondation.

Le raisonnement critique est une capacité cognitive qui s’acquiert, comme le montrent les travaux les plus récents et les plus pointus en neurosciences. Il peut ainsi être enseigné dès le plus jeune âge et est aujourd’hui l’un des outils à la disposition des parents, des enseignants et des pouvoirs publics pour permettre de mieux armer les enfants face à la désinformation et d’éclairer leurs décisions au quotidien.

Le rapport de la commission présidée par Gérald Bronner remis au président de la République en janvier 2022 a d’ailleurs souligné «qu’apprendre à raisonner est aussi important qu’apprendre à lire, écrire ou compter» et qu’il convient «d’en tirer les leçons pour l’ensemble du parcours pédagogique».

Sur la base de ses études, la Fondation Reboot a défini un plaidoyer institutionnel visant à la fois à promouvoir le raisonnement critique en France et à limiter les risques associés à l’accroissement de l’usage des réseaux sociaux notamment par les jeunes publics.

1. De nouvelles obligations pour les plateformes de réseaux sociaux

Les réseaux sociaux ont perfectionné leurs algorithmes de telle sorte qu’ils alimentent les utilisateurs en contenu émotionnel facile à partager et à amplifier, que cela soit bénéfique ou pas pour la société. Comme le résume un chercheur, «les algorithmes raffolent de l’indignation» (1). Je plaide depuis longtemps pour l’amélioration des algorithmes qui amplifient le contenu nuisible, afin de contenir ce phénomène.

Recommandation 1 – Responsabilité des plateformes
La France devrait tenir les entreprises de médias sociaux pour responsables des algorithmes perfectionnés en vue d’amplifier le contenu nuisible, et exiger plus de transparence sur la manière dont les plateformes développent et déploient leurs algorithmes. La responsabilité des plateformes de réseaux sociaux devrait être engagée en cas de cyber-attaque, de harcèlement ciblé, de discrimination, etc.

Recommandation 2 – Devoir de transparence des plateformes
Les réseaux sociaux doivent rendre leurs données accessibles aux chercheurs universitaires et indépendants pour que leur efficacité puisse être étudiée, de même que le rôle joué par la technologie dans la diffusion de la désinformation ou de l’information nuisible.

Recommandation 3 – Interdiction des publications sponsorisées qui promeuvent la désinformation

Instaurer ou promulguer des politiques ou des règlements qui établiraient la responsabilité des plateformes de réseaux sociaux qui publient, soutiennent, amplifient ou diffusent de la désinformation, des discours haineux ou des activités frauduleuses pour lesquelles les entreprises ont été rémunérées et qui rendent ces discours accessibles. Cela rejoint ce qui est proposé aux États-Unis à travers le Safe Tech Act, et empêcherait les entreprises de médias sociaux de publier des publicités ou d’accepter des annonces rémunérées qui promeuvent la désinformation

2. Le renforcement de l’enseignement critique dans la sphère familiale et à l’école

En 2018, la Fondation Reboot a sondé les Français, et en particulier les parents, au sujet de la réflexion critique et du raisonnement. Cette étude a montré que, alors qu’ils déclarent savoir comment enseigner à leurs enfants comment raisonner de manière critique, les parents ne le mettent pas souvent en pratique avec eux. Ainsi, 42 % seulement ont déclaré demander à leurs enfants de considérer le point de vue opposé, et 38 % de solliciter plusieurs points de vue, quand ils étudient un problème.(2) Par ailleurs, Patricia Greenfield, professeure de psychologie à l’Université de Californie à Los Angeles, a montré que plus notre dépendance à la technologie augmente, plus nos facultés de raisonnement critique diminuent. Nous lisons moins, nous consommons plus d’images, ce qui ne favorise pas l’analyse et la réflexion qui sont les prérequis du raisonnement critique.(3)

Recommandation 1 – La formation des enseignants au raisonnement critique
La France devrait redoubler d’efforts pour enseigner les compétences de raisonnement critique à l’école en fournissant aux enseignants des modules, des leçons et des jeux(4) modernisés, et en faisant de l’enseignement de ces compétences un essentiel de la formation initiale et continue des enseignants.

Recommandation 2 – Un programme d’éducation aux médias
Instaurer un programme d’éducation aux médias et d’éducation au raisonnement critique global, de grande qualité et systémique, intégré à l’enseignement de chaque matière et pour tous les niveaux, semblable à l’approche de la Finlande.(5) « La première ligne de défense [contre les fake news], c’est le professeur de maternelle. »(6)

Recommandation 3 – Élargissement des travaux du CLEMI au raisonnement critique
Reboot s’est déjà rapprochée du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI) pour étudier comment la fondation pourrait soutenir et améliorer les exigences déjà mises en place pour l’éducation aux médias, qui est étroitement liée au raisonnement critique. Quoi qu’il en soit, nous recommandons que le CLEMI élargisse son approche pour y inclure des techniques de raisonnement critique, qui sont spécifiques au sujet.

3. La limitation de la promotion et de l’accès aux réseaux sociaux

Nos études ont montré clairement, comme l’ont fait des chercheurs renommés en sciences sociales, que les utilisateurs des réseaux sociaux présentent souvent des modes d’utilisation, des traits et des comportements proches de ceux qui ont des problèmes d’addiction.(7) Les algorithmes provoquent chez les utilisateurs « une envie irrépressible [le craving] qui ressemble au comportement de dépendance aux drogues ».(8) Les ingénieurs reconnaissent aujourd’hui qu’ils conçoivent leurs interfaces de telle sorte qu’elles deviennent addictives, l’un d’entre eux appelant même son invention «cocaïne comportementale». Reboot a interrogé récemment 1000 utilisateurs de réseaux sociaux et a trouvé que 40 % d’entre eux abandonneraient leur animal de compagnie, leur voiture ou leur télévision avant de renoncer aux réseaux sociaux.(9) En outre, plus de la moitié des personnes interrogées ont reconnu que leur usage des réseaux sociaux aggravait leurs sentiments d’anxiété, de dépression ou de solitude. Pourtant, seulement un tiers déclaraient avoir pris des mesures pour limiter cet usage. Ce n’est pas différent des fumeurs vis-à-vis de la cigarette. Il nous faut donc traiter ce problème de la même manière.

Recommandation 1 – Un message d’avertissement obligatoire sur les risques d’addiction aux réseaux sociaux
La France devrait exiger des entreprises de médias sociaux qu’elles incluent des avertissements de santé sur leurs plateformes afin d’informer les utilisateurs des dangers d’une surutilisation et des risques d’addiction. Les gouvernements le font déjà pour le tabac et l’alcool. Par exemple, on pourrait demander à Instagram de faire apparaître la mention suivante à chaque ouverture de l’application : «Attention, Instagram augmente les sentiments de dépression et les pensées suicidaires, notamment chez les jeunes filles».

Recommandation 2 – Une restriction de publicité des plateformes à destination des jeunes publics
La France devrait instaurer pour les réseaux sociaux des lois similaires à la Loi Évin, qui règlemente complètement le marketing et restreint la publicité pour l’alcool. De telles mesures empêcheraient des actions de marketing des plateformes à destination des jeunes utilisateurs, stratégie révélée récemment par les «Facebook papers».

Recommandation 3 – Une restriction d’âge pour l’ouverture d’un compte sur un réseau social
La France devrait exiger des réseaux sociaux qu’ils renforcent les restrictions liées à l’âge. Nous recommandons que les moins de 18 ans n’aient pas le droit d’ouvrir un compte sur les réseaux sociaux, même avec l’accord de leurs parents. De la même manière qu’un justificatif d’identité prouvant l’âge est exigé pour l’achat de cigarettes ou d’alcool, les réseaux sociaux devraient vérifier l’identité et l’âge de leurs utilisateurs.

(1) Anjana Susarla, Jeong-Ha Oh & Yong Tan (2016) Influentials, Imitables, or Susceptibles? Virality and Word-of-Mouth Conversations in Online Social Networks, Journal of Management Information Systems

(2) Fondation Reboot : Raisonnement critique, tous défaillants, tous concernés (2018)

(3) PM Greenfield. Technology and informal education: what is taught, what is learned. Science, 323 (5910), (2009): 69-71

(4) Basol M, Roozenbeek J, Berriche M, Uenal F, McClanahan WP, Linden S van der. Towards psychological herd immunity: Cross-cultural evidence for two prebunking interventions against COVID-19 misinformation. Big Data & Society. January 2021.

(5) Media Literacy In Finland: National Media Education Policy, 2019, Ministry of Education and Culture.

(6) CNN, Finland is winning the war on fake news. What it’s learned may be crucial to Western democracy, 2019

(7) Geng, Gu, Wang & Zhang (2021). Smartphone addiction and depression, anxiety: The role of bedtime procrastination and self-control. Journal of Affective Disorders.

(8) Lisak (2018). Adverse physiological and psychological effects of screen time on children and adolescents: Literature review and case study. Environmental Research.