Pour que nos enfants «n'avalent pas» n'importe quoi, former leur esprit critique avant 10 ans devient crucial
Morgane Miel
ENQUÊTE – Aiguiser sa réflexion et penser par soi-même, apprendre à écouter, à contredire tout en respectant les autres, on peut le faire dès l’enfance, nous disent les neurosciences. Et dans un monde en pleine mutation, hyperconnecté, surinformé, c’est essentiel pour bien vivre.
C’est une petite musique qui bientôt va faire beaucoup de bruit… De plus en plus d’acteurs d’un genre nouveau (sites Internet, éditeurs de jeux de société, fondations…) proposent aux parents de développer l’esprit critique de leurs enfants, en complément d’un système scolaire qui les abreuve de savoirs et de connaissances et repose encore sur deux piliers : la consigne et le résultat (juste ou faux), sans toujours leur apprendre à raisonner ni à penser par eux-mêmes. Et encore moins les habituer à l’idée contre-intuitive qu’il existe plusieurs vérités, même en sciences, d’où l’importance du doute.
L’esprit critique au sens de «raisonnement critique» (critical reasoningen anglais) n’a rien à voir avec la fameuse construction thèse/antithèse/synthèse abordée en fin de collège, puis au lycée, dans les dissertations. Contrairement à l’idée communément admise en France, ce n’est pas non plus une faculté innée de l’esprit, mais bien une capacité cognitive qui s’apprend, comme le montrent les travaux les plus récents et les plus pointus en neurosciences. Le terrain se prépare et se travaille en réalité dès l’enfance, avancent les chercheurs, et ce, avant même que le cerveau soit réellement en âge (vers 9 ou 10 ans) de manipuler le raisonnement logique.
C’est ce qu’a découvert Helen Lee Bouygues, diplômée de l’université de Princeton et ancienne associée du prestigieux cabinet de conseil McKinsey, quand elle a commencé à se demander, face à sa fille de 11 ans qui faisait ses recherches scolaires sur Google, comment accompagner un enfant au mieux dans un monde digital. Cette curiosité l’a menée à créer la Fondation Reboot, qui finance les travaux de scientifiques en France et à l’international sur le sujet et édite des guides gratuits à l’usage des parents et des enseignants (en anglais et en français), fondés sur les dernières découvertes en neurosciences, sciences cognitives et psychologie.
Une aventure qui, comme souvent quand il est question d’apprentissage, a commencé par une (re)définition. Car le terme d’esprit critique, même au pays de Descartes, est souvent mal compris. L’idée n’est pas d’apprendre aux enfants à critiquer au sens négatif du terme, mais à exercer leurs facultés de discernement, à développer différentes positions ou hypothèses possibles et à choisir la réponse qui leur semble la plus fiable. «Cela nous ramène à l’étymologie du mot critique, qui vient du mot grec krinein et signifie : distinguer, séparer en plusieurs parties», explique Pascal Desclos, fondateur de la société Valorémis, qui propose de nombreux jeux pour développer ce fameux esprit.
Un enjeu de société
Cette faculté en appelle une autre : la métacognition, c’est-à-dire la capacité de se dissocier de sa propre pensée pour en analyser le fonctionnement, comme si l’on se regardait réfléchir, en quelque sorte. Dans cet espace, qui implique une mise à distance, se tissera au fil des années et de l’habitude l’épaisseur d’une pensée complexe, personnelle, curieuse de celle des autres, capable de ne pas avoir peur, d’accepter l’incertitude, d’admettre qu’elle ne sait pas, de vérifier ses sources, de ne pas être d’accord. Et tout cela est… fondamental. «C’est même probablement LE sujet des années à venir, avance Helen Lee Bouygues. Car on comprend bien l’enjeu de développer une autonomie de pensée quand 91 % de la population s’informe aujourd’hui d’abord via les réseaux sociaux , et s’expose ainsi aux fake news en tout genre, aux algorithmes qui jouent sur nos émotions, on le sait aujourd’hui, pour annihiler notre logique. Il y va de la survie du débat démocratique, de la santé mentale des jeunes face aux réseaux sociaux, mais aussi de notre liberté tout court face à ces combinaisons qui nous donnent à lire et à voir ce qui nous ressemble et nous conforte dans notre pensée.»
Devenir acteur de ses réseaux
Ne « liker » une publication sur Instagram qu’après un délai de 30 secondes permet à l’adolescent de laisser une place à l’émergence d’une pensée conceptuelle. Car sur les réseaux, ce sont avant tout les émotions qui dominent.
L’enjeu est grand, aussi, pour rendre les futurs adultes acteurs des technologies – et notamment de l’intelligence artificielle – plutôt que de les subir. «Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, dans les équipes qui conçoivent les futures voitures intelligentes, il y a presque plus de philosophes que de programmateurs, poursuit Helen Lee Bouygues. Car c’est notre façon de prendre des décisions chaque jour, comme au volant, qu’ils essaient d’intégrer.»
Une autre vertu, et pas des moindres, du raisonnement critique serait aussi… d’aider les futurs adultes à construire une vie plus heureuse. «En effet, de nombreuses études prouvent qu’un enfant ayant appris à développer son raisonnement critique fera de meilleurs choix pour lui, dans la vie, et même pour sa santé.» Enfin, parce qu’il s’appuie sur une meilleure gestion des émotions, mais aussi une solide estime de soi et une faculté d’écoute des raisonnements de l’autre, l’apprentissage du raisonnement critique pourrait contribuer à créer une société moins impulsive, où la construction identitaire ne passe pas uniquement par l’identification au groupe. «Les likes des réseaux sociaux, notamment, sont un poison violent, qui conforte les adolescents dans l’idée qu’on est acteur, agent pensant parce que l’on aime ou que l’on rejoint l’affluence, explique Joëlle Proust, philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS, membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale et auteure de Penser vite ou penser bien ? (1). Ils les poussent à agir sous le moteur de la colère ou de la répulsion, à repousser, vilipender celui qui est différent. C’est un vrai retour en arrière, et cela me semble terriblement grave du point de vue de la civilisation.»
“Les réseaux sociaux jouent sur nos émotions, ils bloquent notre logique et nous font «avaler» n’importe quoi”
Lee Bouygues
Préparer le terrain
Alors, comment procéder ? C’est peut-être LA grande découverte des neurosciences : tout se joue dès l’enfance, avant même l’acquisition du raisonnement logique (située donc vers 9-10 ans), en aidant les enfants à mieux identifier – et donc à mieux gérer – leurs émotions, qui siègent au même endroit dans le cerveau que le raisonnement et peuvent le bloquer. «Les réseaux sociaux exploitent ce ressort : en nous proposant du contenu qui joue sur nos émotions, ils bloquent notre logique et nous font “avaler” n’importe quoi», analyse Helen Lee Bouygues.
Apprendre à nommer ses émotions dès le plus jeune âge, ou aider son enfant à repérer ce qui l’aide à se calmer («Tu remarques que quand tu fais cela, tu t’arrêtes de pleurer ?»), c’est déjà lui apprendre à se distancier de ses émotions, pour n’en garder que les plus positives : la curiosité, qui est un sentiment qui engage à apprendre, ou encore la confiance en soi. «C’est l’autre jambe de l’éducation qui favorise l’esprit critique, car si on n’a pas confiance en soi , on n’ose pas avancer ses idées dans le groupe. Et on croit ce que dit toute personne qui fait autorité», poursuit Helen Lee Bouygues.
Comment s’y prendre quand, malmenés par l’esprit de compétition en vigueur à l’école, partagés entre l’attention aux notes et la peur de mettre trop de pression sur leurs enfants, les parents sont parfois perdus et ne savent plus s’ils doivent féliciter, réprimander ou «challenger» leur enfant ? «Là encore, l’idée n’est pas de dire à l’enfant qu’il est le meilleur ni que tout ce qu’il fait est génial, au mépris de toute discipline, répond Helen Lee Bouygues. Mais de valoriser ses efforts – plus que le résultat – pour lui en donner le goût, ce qui l’aidera plus tard à penser en profondeur et non en surface, à faire des recherches en multipliant les sources. On peut aussi lui donner confiance en ses capacités -“Tu vois que tu es capable de le faire !” Et quand il se trompe , comprendre avec lui comment faire mieux la prochaine fois.» Développer son autonomie en lui donnant des petites responsabilités à la maison; l’encourager à choisir ses vêtements (si, si !) et, surtout, lui expliquer que votre amour pour lui est inconditionnel. C’est ainsi que l’enfant plus tard prendra le risque d’avoir et d’exprimer une pensée personnelle, surtout à l’âge de l‘adolescence ou le nous du groupe passe avant le je.
Bousculer les points de vue
On peut aussi habituer l’enfant à distinguer son opinion (je pense que les requins sont méchants) de son argumentation (pour telle ou telle raison). «Et introduire l’idée de perspectives différentes, par exemple, pourquoi on peut aimer et ne pas aimer la chasse, poursuit Helen Lee Bouygues. Montrer qu’il peut y avoir plusieurs vérités.»
Ce réflexe permet d’aborder plus tard, vers la préadolescence (10-12 ans), de nouvelles pistes. «Comme, par exemple, apprendre aux enfants à faire des recherches, comprendre d’où elles émanent, même si c’est fastidieux», explique Pascal Desclos. On peut privilégier les questions ouvertes : «Qu’est-ce que tu penses de telle ou telle chose ?», au lieu de «Tu ne trouves pas que telle chose est ceci ou cela ?» Ou encore, au lieu de «Qu’as-tu fait aujourd’hui à l’école ?», «Qu’est-ce que tu aurais envie de m’apprendre parmi tout ce que tu as appris aujourd’hui ?» Et multiplier les angles : au retour d’un voyage scolaire, au lieu du «Alors c’était comment l’Allemagne ?», demander plutôt «Si tu devais refaire ce voyage, qu’est-ce que tu changerais ?» ou «Qu’est-ce que tu conseillerais à ton enfant s’il devait le faire plus tard lui aussi ?», ou encore «Qu’est-ce que tu aurais aimé faire dans l’idéal ?»
“Retrouver le plaisir d’aller vers autrui, de ne pas être d’accord et de savoir pourquoi”
Pascal Desclos
L’idée est de bousculer l’enfant dans sa temporalité et dans ses points de vue pour l’aider à se décentrer. «Dans nos jeux, nous mettons en place des règles d’écoute égales pour tous et favorisons la configuration du cercle, du groupe, qui permet à l’individu d’émettre un avis ou de partager son savoir avec les autres, poursuit Pascal Desclos. Là encore, l’idée est d’apprendre à observer les autres en train de raisonner. De retrouver le plaisir d’aller vers autrui , de ne pas être d’accord et de savoir pourquoi. C’est très important d’y être confronté à cet âge-là, quand en France beaucoup d’enfants décrochent des savoirs académiques vers la cinquième par volonté d’appartenance à un groupe, car le bon élève n’est jamais celui qui a le plus de copains ou de copines.»
Le rôle du support papier est aussi crucial. «Les études le montrent : face à un écran, au-delà de la question du temps d’exposition, on est moins attentif et toujours “surconfiant”, ajoute Joëlle Proust. Par conséquent, on ne fait pas nécessairement l’effort d’approfondir sa pensée, on reste à un niveau plus superficiel. D’où l’importance de favoriser autant que possible la lecture et l’écriture.»
Faire émerger le doute
À l’adolescence (13 ans et plus), le cerveau a atteint des capacités de raisonnement d’adulte, mais tout se complique, notamment avec l’omniprésence des réseaux sociaux. D’où l’importance de ne pas les rejeter en bloc, mais plutôt d’en décrypter le mode de fonctionnement, d’expliquer leur recours aux algorithmes, aux biais de confirmation, à l’émotion, pour influencer les pensées et les comportements.
Les parents ne peuvent pas non plus être vigilants en permanence, encore moins omniscients… «Ce qui compte surtout, c’est de faire émerger le doute, mais aussi, par nos questions, d’apprendre aux ados à rechercher des certitudes, avance Helen Lee Bouygues. Avoir une vraie conversation avec eux sur tous ces sujets des communautés, des pièges de l’attraction, du rejet, en montrant combien ils sont orchestrés, est une façon de les protéger.» «Je conseille aux parents d’essayer de convaincre les adolescents de ne liker une image ou un commentaire qu’après une durée de 30 secondes, conclut Joëlle Proust. Généralement, ils se rendent compte qu’ils ont changé d’avis, car cette durée permet au cerveau de faire émerger une pensée conceptuelle, plus lente à venir que la pensée première, dictée par les émotions impulsives. Ils ne le feront peut-être pas. Mais ils le sauront.»
“Leur montrer combien ils sont orchestrés, est une façon de les protéger”
Helen Lee Bouygues
Ces réflexes à développer posent évidemment la question du rôle de l’école et aussi des inégalités sociales, tout le monde ne vivant pas entouré de livres ni disposant de parents spécialistes des biais cognitifs, disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre… D’où l’importance que l’Éducation nationale se saisisse de ces nouveaux apprentissages, pour qu’ils ne deviennent pas l’apanage de quelques privilégiés, mais portent l’espoir de construire une société mieux armée face aux déviances de la technologie, le meilleur rempart restant probablement ce même cerveau qui a servi à la concevoir.
(1) Joëlle Proust est l’auteure de Penser vite ou penser bien ?, Éd. Odile Jacob, 24,90 euros